Le président de l'UNI ne sait pas lire

Publié le par SUD-Etudiant Nanterre

A lire sur le blog de Denis Colombi (agrégé de sciences sociales, professeur de sciences économiques et sociales, doctorant en sociologie ) au sujet de la réaction du président de l'UNI aux contre-réformes de l'enseignement des sciences économiques et sociales au lycée.

 

"Je ne vais pas discuter des orientations politiques de l'UNI ou d'Olivier Vial. Celui-ci est de droite et visiblement libéral et le revendique, et c'est très bien. En tant que président d'un syndicat, c'est son rôle. Mais en tant que président d'un syndicat d'étudiants, on pourrait s'attendre également de sa part à un minimum de rigueur et de sérieux, surtout dans l'étude d'un texte. Et c'est là que le bât blesse.

Son post se veut un hommage aux nouveaux programmes de Terminale qui viennent d'être mis à la consultation (et que l'on pourra trouver ici). Le problème, c'est qu'il ne les a ni lu ni compris. Et c'est bien naturel puisque, contrairement à ce que semble passer Olivier Vial, les sciences économiques et sociales demandent des compétences spécifiques - en économie et en sociologie - et qu'il ne suffit pas d'avoir un vague intérêt pour la chose publique pour pouvoir en dire quelque chose. Surtout quand, visiblement, on ne sait pas lire.

Lisons donc le début de son post :

La consultation nationale sur les programmes scolaires pour la classe de terminale des séries générales a débuté depuis le début [on appréciera, par ailleurs, la qualité de la rédaction] de cette semaine. Des programmes de SES (Sciences économiques et sociales) allégés en Marx et débarrassés des "bourdieuseries" superflues : voilà ce que devraient étudier les lycéens français à la rentrée 2012.


Il y a quelques années, dans une "grande école au coeur de l'université" où j'ai eu l'honneur d'user mes fonds de culotte, un fameux enseignant de la Maison(TM) avait l'habitude de donner le conseil suivant aux étudiants qui, en début d'année, venaient lui demander comment mener à bien des démarches clairement expliqués dans nombre de papiers à leur disposition : "1) Apprendre à lire ; 2) Lire ; 3) Comprendre l'information". Je voudrais aujourd'hui conseiller à l'étudiant Vial de suivre la même démarche. En effet voici ce que l'on peut lire dans le programme de Terminale dont il pense, naïvement, faire l'éloge du libéralisme :

On présentera les théories des classes et de la stratification sociale dans la tradition sociologique (Marx, Weber) et on s’interrogera sur leur pertinence pour rendre compte de la structuration sociale des sociétés contemporaines.


On le voit Marx est cité. Plus que cela, il est l'un des seuls auteurs explicitement cité dans ce programme. "Allégé en Marx" ? Soyons sérieux. Les anciens programmes convoquaient également Marx, sans le citer, dans le programme d'enseignement obligatoire de première à propos des classes sociales. Certes, la spécialité de terminale où Marx était étudié en tant que tel, toujours à propos des classes sociales d'ailleurs, disparaît. Mais on y étudiait aussi d'autres auteurs classiques, comme Adam Smith ou David Ricardo, auxquels je mettrais ma main à couper qu'Olivier Vial ferait les yeux doux.

Débarrassé des "bourdieuseries" nous dit également Olivier Vial. S'il connaissait un peu la sociologie, il aurait vu que le chapitre sur la socialisation du programme de première conduira naturellement les enseignants à aborder les théories bourdieusiennes. Et dans le programme de Terminale - que M. Vial a la prétention de commenter, ne l'oublions pas - on peut lire ceci :

3.2 Les pratiques culturelles sont-elles déterminés socialement ? [question à laquelle tout enseignant répondra naturellement "oui" et consacrera le chapitre à spécifier ce que cela veut dire]
Après voir mis en évidence que les pratiques culturelles sont différenciées en fonction des milieux sociaux et qu'elles possèdent une légitimité inégale, on montrera que les préférences et comportements culturels peuvent être éclectiques. On expliquera l'existence de profils culturels dissonants à partir de la pluralité des expériences de socialisations des individus


Que contient ce passage ? Le début du paragraphe est une référence transparente au modèle de la légitimité culturelle... développé par un certain Pierre Bourdieu en 1979 dans La distinction. La fin renvoie de toute évidence (entre autre mais particulièrement) aux travers de Bernard Lahire qui se revendique de Bourdieu et cherche à aménager le dit modèle sans lui faire perdre de sa force. Élève Vial : "quand on sait pas, on dit pas".

Mais ce n'est pas tout. Plus loin, commentant une contre-proposition certes peu enthousiasmante (mais pour de toutes autres raisons que celle qu'il avance) de programme diffusée par l'APSES, Olivier Vial se lamente de la place accordée aux conflits sociaux comme moteur du changement social - avec un argument aussi profond que de se plaindre que, quand il y a une grève, il ne peut pas prendre son train (c'est drôle d'ailleurs : c'est exactement ce que me disait Robert l'autre jour à l'apéro). Que n'a-t-il pas lu l'intitulé du point 2.2 de la partie sociologie du programme qu'il pense défendre : "La conflictualité sociale : pathologie, facteur de cohésion ou moteur du changement social ?"

Mais le plus grave ne se situe peut-être pas dans le manque de rigueur évident de l'élève Vial. Quand on prétend qu'il faut éviter le "café du commerce" - ce qu'il répète à propos du contre-programme de l'APSES -, on évite d'en faire : voir la remarque précédemment cité sur les grèves. Et surtout on se renseigne sur ce que sont les sciences sociales.

Car Olivier Vial "pense" - je met des guillemets pour bien marquer mes doutes quant à l'effectivité d'une telle action au moment de l'écriture de son post, je m'en explique plus loin - qu'il ne faut pas enseigner Marx ou Bourdieu. C'est qu'il ne sait pas que l'un comme l'autre ont produit des analyses et des travaux d'une grande qualité et qui sont utiles scientifiquement. Il se contente d'y voir une couleur politique qu'il faut abattre. Et on comprend bien la logique de son message : "débarrassons-nous enfin de tout ce qui est de gauche pour le remplacer par des idées de droite !". Mais non, cher Olivier Vial, les sciences sociales et les sciences économiques et sociales ne sont pas là pour valider votre opinion politique, aussi respectable soit-elle. Il y a certes des gens qui voudraient que les SES servent à défendre des valeurs "de gauche", et je les ai flingués avec la même force que je met à vous descendre lorsque j'en ai eu l'occasion. Parce que, que l'on veuille que les sciences sociales défendent le libéralisme ou qu'elles défendent la solidarité, on sera toujours déçu. Comme le disait Jean-Claude Passeron, les sciences sociales décevront toujours quelqu'un : révolutionnaire un jour, conservateur le lendemain.

On ne peut pas se permettre de rejeter le travail sociologique de Pierre Bourdieu au prétexte qu'il s'est engagé politiquement à gauche. Si vous le pensez, mon cher Olivier, c'est que vous êtes un idiot. Prenons donc le travail réalisé dans La distinction : vous aurez beau être de droite, vous ne pourrez pas faire autrement que de constater que les pratiques culturelles sont hiérarchisées et que cela produit et légitime des inégalités. Cela ne vous plaît pas ? Cette idée vous dérange ? Cela ne veut pas dire que c'est faux. Et le travail empirique de Pierre Bourdieu et de ceux qui l'ont suivit est là pour soutenir cette proposition. Max Weber disait, dans sa célèbre conférence sur le métier de savant, que l'un des vertu de la science était de nous obliger à accepter des idées qui nous déplaisent. C'est ainsi que les hommes ont dû accepter l'idée qu'ils descendaient du singe. C'est ainsi que même un homme de droite devrait être prêt à accepter l'idée que nous vivons dans une société de classe si les preuves que l'on apporte à cette idée sont suffisantes.

Autrement dit, si Marx et Bourdieu figurent dans ce programme, ce n'est ni parce que les SES sont de gauche, ni parce que le groupe d'expert n'a pas fait son travail. C'est parce que ce groupe est compétent et que les travaux de Bourdieu et de Marx sont d'un incontestable intérêt pour les sciences sociales.
Posons une dernière question en guise de conclusion : comment Olivier Vial en est-il venu à écrire un texte aussi manifestement mal informé et incompétent ? Outre sans doute un don personnel pour un tel exercice - il n'est pas le premier, souvenez-vous de Valérie Ségond - je fais l'hypothèse que l'on peut reconstituer ainsi le cheminement de sa pensée : "APSES = gauche, or APSES n'aime pas nouveau programme, donc nouveau programme = droite, droite = bien". Il ne me semblerait même pas totalement impossible qu'il y ait quelque chose comme "Social = gauche, donc Prof de sciences économiques et sociales = gauche". C'est en effet l'opposition de l'APSES qui a de toute évidente susciter le mauvais pamphlet du président de l'UNI. C'est tout le malheur des sciences économiques et sociales. Elles sont certes un enjeu citoyen dont chacun devrait s'inquiéter. Elles participent certes à la formation du citoyen qui, rappelons-le, est l'un des objectifs de l'ensemble du système éducatif français. Mais il est difficile pour certains de comprendre qu'elles ne peuvent correctement remplir cette mission que si elles conduisent à un mode de pensée scientifique sur la société et son économie, c'est-à-dire qu'elles nous conduisent à renoncer temporairement à nos convictions politiques pour accepter des idées qui nous déplaisent. Quitte à reprendre ensuite nos convictions, mieux armés et mieux informés. Mais tant que l'on ne voudra que soit enseigner que les idées qui politiquement nous brossent dans le sens du poil (et qui, nécessairement, défrisent l'autre bord politique), on sacrifiera l'ambition des sciences sociales sur l'autel de la paresse intellectuelle. C'est de cela dont le texte d'Olivier Vial est la métaphore."

 


Publié dans Réfléchir pour agir

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